Le cheval de Troie hors les murs
« Brexit » ou « Brexin » ?
A quinze jours du choix des Britanniques sur l’Europe, l’ancien eurodéputé centriste Jean-Louis Bourlanges ne peut s’empêcher de plaisanter : «Aujourd’hui, la Grande-Bretagne a un pied dedans, un pied dehors. Après le 23 juin, ce sera l’inverse. » Derrière le bon mot, un diagnostic fondamental : depuis le XIXe siècle, la relation britannique à l’Europe est travaillée par une hésitation : l’Angleterre doit-elle s’occuper des affaires du Continent ou se draper dans son splendide isolement ?
Le débat fit rage lors de l’épopée de Napoléon qui unifia l’Europe et imposa le Blocus continental. Il opposait alors l’interventionniste Lord Castlereagh, représentant britannique au Congrès de Vienne (1815), qui organisa l’équilibre des puissances pour encadrer la France, à l’isolationniste George Canning. Sans cesse, l’Angleterre hésita. Pourtant, la démonstration par l’absurde de la nécessité d’une implication européenne fut faite à l’approche des deux guerres mondiales : le splendide isole- ment avait permis la folie hégémonique allemande.
Les Etats-Unis d’Europe.
C’est à cette aune qu’il faut interpréter les deux célèbres citations de Churchill sur l’Europe. La première est une mise en garde à De Gaulle juste avant le débarquement en Normandie : « Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large.» La seconde est l’appel, lancé à Zurich en 1946, à «ériger quelque chose comme les Etats-Unis d’Europe». Comprendre continentale. Le message est clair: l’Europe doit se faire. Sous le contrôle des Anglais, mais sans les Anglais.
Dans cet immédiat après-guerre, le conservateur Churchill est à l’unisson du gouvernement tra- vailliste de Clement Attlee, qui refuse de prendre le train européen en 1950. Supranationale, technocratie, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) remettrait en cause les bastions travaillistes, les mines de charbon et la sidérurgie récemment nationalisées.
Bien vite, les Britanniques se mettent à combattre farouchement cette nouvelle Europe qui réussit à réconcilier Français et Allemands et menace leurs intérêts. Ils tentent de torpiller la préparation du traité de Rome, à la conférence de Messine en 1955; ils lancent en 1960 une organisation concurrente, l’Association européenne de libre-échange (AELE). C’est l’échec. Politique et économique.
Londres sollicite son adhésion à la Communauté économique européenne (CEE), en 1961 et en 1967. Deux demandes, deux veto du général De Gaulle. Le président français prétend dominer l’Europe, se lier avec les pays non alignés du tiers-monde. Les Anglais sont renvoyés dans le grand large.
Retournement en 1971. Soucieux de ne pas se retrouver affaibli dans un face-à-face avec l’Allemagne, Georges Pompidou lève le veto gaulliste, et le Royaume-Uni ex-eurodéputé centriste
adhère enfin à la Communauté européenne, le 1er janvier 1973.
Dedans, dehors?
La Grande-Bretagne reste taraudée et les réticences politiques sont telles qu’elles forcent les travaillistes à organiser un référendum sur leur maintien dans la Communauté. En juin 1975, le oui l’emporte à 67 % notamment avec le soutien du nouveau leader de l’opposition conservatrice, Margaret Thatcher.
L’Histoire a retenu de la Dame de fer, élue en 1979, sa guérilla pour réduire sa contribution au budget européen : « I want my money back » (« Rendez-moi mon argent »). Au point que François Mitterrand, exaspéré, lui lança: « Ah, Madame, il n’y a pas que vous qui soyez pauvre ! » A l’époque, le Royaume-Uni, qui bénéficiait peu des aides agricoles, méritait sa ristourne, accordée en 1984.
L’Europe connaît ensuite ses heures les plus glorieuses. Le grand marché de 1992, c’est Delors, Kohl, Mitterrand et Thatcher. L’acte unique européen de 1986 reste le traité le plus fédéral jamais adopté, qui permit de prendre des décisions à la majorité qualifiée: Thatcher l’approuva. De même fut-elle incapable de bloquer la marche vers l’euro, engagée dès 1989. Dure dans les mots, la Dame de fer fut européenne dans les faits. Presque continentale.
A l’inverse de Tony Blair. Lorsqu’il emménage au 10, Downing Street, l’inventeur du New Labour veut mettre l’Europe au cœur de sa politique. Un grand pas est réalisé avec le sommet franco-britannique de Saint-Malo sur la défense, fin 1998. Cette européanisation devait être couronnée par l’adhésion à l’euro. Mais tout s’est fracassé sur la guerre de Bush en Irak. «Quand l’Europe se divise sur les Etats-Unis, tout explose. Il n’y a que les gaullistes pour croire qu’on peut faire l’Europe contre l’Amérique», poursuit Bourlanges. Les lignes rouges de Blair empêchent toute avancée lors de l’élaboration de la Constitution européenne.
Tony Blair bloquait l’Europe. David Cameron, lui, n’aura plus cette force. Lorsque le premier ministre conservateur arrive au pouvoir, la zone euro est menacée d’explosion. En décembre 2011, les Européens décident d’un nouveau traité pour refonder Maastricht. Cameron n’y participe pas. Il est même lâché par ses alliés traditionnels non membres de l’euro. Pis, il promet un référendum sur l’Europe pour gagner les élections législatives de 2015.
L’Angleterre a dérivé vers le large, beaucoup trop. Cameron s’en est aperçu, qui devient, après des années de critiques, ardent défenseur du maintien dans l’Europe. « La doctrine Cameron est l’inverse de celle de Churchill: Churchill dit qu’il faut aimer l’Europe sans y participer. Cameron, lui, dit qu’il faut participer à l’Europe sans l’aimer », résume Bourlanges. Surtout, le premier ministre a entendu la mise en garde de Barack Obama: pas de relation spéciale avec Londres en cas de « Brexit ». Bourlanges résume l’affaire ainsi : « Le Brexit, c’est le cheval de Troie hors les murs » Inopérant.